- RÉCIT DE VOYAGE
- RÉCIT DE VOYAGELe caractère essentiel du récit de voyage devrait être sa diversité. N’est-ce pas pour être désorienté qu’on va à l’étranger, ou qu’on lit? Il est cependant possible de trouver des points communs à la multitude de récits qui racontent des pèlerinages ou constituent des enquêtes: quelqu’un s’adresse à un lecteur dont il se fait une idée particulière pour le mettre au courant de sa quête. Mais ce que recherche le voyageur est toujours au-delà de ce qu’il avoue: le désir réel du voyageur est de trouver un jardin où «il soit loisible de vivre avec une âme et un corps», un paradis. Dès lors que la terre est parcourue, et qu’il faut renoncer à l’idée même de découverte, que devient le «récit de voyage» qui devait à la fois étonner, ravir et combler? Il ne proposera plus au lecteur le rêve d’un «ailleurs», mais constituera lui-même un paysage étrange: ce n’est plus en tant que reportage que vaudra le récit de voyage, mais en tant que construction.1. Quelques constantes du récit de voyageOn peut dater, environ, du milieu du XVIIe siècle la vogue du récit de voyage. Certes, les antécédents fameux ne manquent pas: Homère, Hérodote et Pausanias. Au Moyen Âge, alors que les récits de pèlerinage sont aussi nombreux qu’au XVIe siècle les témoignages sur l’Amérique, sont publiées deux œuvres clés: Le Devisement du monde , dans lequel Marco Polo retrace le périple qui le conduisit de Venise jusqu’en Chine, et la Ri ムla d’Ibn Ba レa, suite de récits de voyage qui couvrent et même dépassent l’ensemble du monde musulman au XIVe siècle. Dès 1650, du moins, le récit de voyage devient un genre à succès. Mais les diversités sont grandes entre les modes, turque à la fin du XVIIe siècle, chinoise au début du XVIIIe, américaine vers 1750; ou entre les récits de croisades et les voyages en Orient du XIXe siècle; ou, pour une même période, entre les voyages en Égypte de Vivant Denon, du comte de Forbin, du comte de Marcellus, du baron Taylor, d’Alexandre Dumas, qui écrivit ses Quinze Jours au Sinaï sans quitter Paris. Diversités aussi importantes entre les voyageurs qui se croisent ou qui migrent, et ceux qui, plus tard, s’aventurent solitairement; entre les protestants et les catholiques, entre les commerçants et les savants. Pour Jean-Jacques Rousseau, à l’époque de son Discours sur l’inégalité , seuls ont voyagé «les marins, les marchands, les soldats et les missionnaires», et il souhaite que les philosophes prennent goût aux voyages pour associer à la lecture des livres celle du monde. «Autre temps, autres phrases, chaque siècle a son encre», écrit Flaubert en route vers l’Orient. Diversités enfin dans le style des écrits, car le journal de voyage peut emprunter à tous les genres: l’itinéraire philosophique et thermaliste (Montaigne), les Mémoires (Casanova), l’histoire (Chateaubriand), le monologue intérieur (George Sand), la description pittoresque coupée d’interviews politiques (Tocqueville), les notes pour un ministre (Gobineau), l’ethnographie accessible aux profanes , aux angles de vue neufs (Lévi-Strauss). À la liste proposée par Paul Morand dans Le Voyage, notes et maximes , une autre pourrait être substituée; mais n’existe-t-il pas, dans la disparate de ces récits, des permanences?Le narrateur et son destinataireLes récits de voyage entrent dans la catégorie de l’autobiographie. L’auteur, le narrateur et le voyageur sont la même personne; leur aventure ne commence pas par une naissance mais par un départ, et ne se dénoue pas arbitrairement mais doit s’achever par un retour. Les récits de voyage peuvent prendre la forme de journaux (Leiris), de lettres (Hugo), ou de mémoires comme ceux de Jean de Léry, ou encore ceux d’un «touriste» (Stendhal). Il est rare qu’ils soient constitués par un journal tenu au jour le jour; le journal sert seulement de soutien à une rédaction postérieure. Il peut cependant réapparaître sous sa forme primitive: Flaubert et Leiris recopient leurs calepins dans un «journal», corrigé et mis au net lorsque le voyage est achevé. De ce fait, à la façon de l’autobiographie, le récit tend à donner un rythme et un sens à une aventure, à faire de détails hasardeux une totalité. Celui qui écrit et celui qui voyage peuvent être aussi distants qu’un vivant et qu’un défunt: «Entre le moi de ce soir et le moi de ce soir-là, écrit Flaubert en évoquant le moment de son départ, véritable arrachement à sa mère et à sa terre, il y a la différence du cadavre au chirurgien qui l’autopsie.»La personnalité du narrateur n’est pas toujours l’essentiel du récit de voyage. Si Dumas est connu pour Anthony quand il part en Suisse, ce n’est pas son caractère que nous cherchons à découvrir dans ses Impressions de voyage en Suisse . Nous pouvons presque tout ignorer de Volney. Connaître les obsessions et les ambitions de Maxime Du Camp nous entraînerait à abandonner sa lecture, quitte à retenir ses photographies. Le journaliste Xavier Marmier, qui est le responsable d’un grand nombre de récits de voyage, n’a plus de visage reconnaissable. On voyage à plusieurs (Lamartine frète un navire pour partir en Orient) et on parle au nom d’un groupe social; le narrateur donne la parole à autrui, aux livres, aux voyageurs antérieurs et aux guides, aux informateurs qu’il rencontre. Certes, il en va différemment de Chateaubriand, Nerval, Hugo, Flaubert ou André Suarès. Mais, à chaque fois, c’est leur rapport sensible au monde et c’est leur art littéraire qui nous retiennent.Si l’intérêt principal du récit de voyage ne réside pas nécessairement en la personne de l’auteur, dépend-il plus ordinairement des informations rapportées? Mais qu’est-ce qui nous mènerait alors à parcourir aujourd’hui ce qui n’est plus, dans ce sens, que champ de fouilles? Il faut avoir le goût des vestiges pour se renseigner sur la Turquie en la compagnie de Tavernier, ou rêver à la Perse de Chardin. Certes, la poésie des ruines a place encore dans nos goûts. Et la rêverie sur la chute des empires nous retient, autant que Volney et Valéry; les mémoires nous ravissent et on a eu rarement plus grande passion pour les royaumes engloutis. De plus, les récits de voyage restituent des modes de vie, enseignent sur les déplacements par eau, par route et en «coucou», sur les lieux de logement. Si Stendhal nous reste plus proche que Chateaubriand, c’est que dans L’Itinéraire de Paris à Jérusalem les lieux parlent de leur antiquité et non de leur présent, et que la matière du récit de voyage est pour nous principalement constituée par l’étude des mœurs.De ce fait, tout autant que la personnalité du voyageur devenu narrateur compte celle du destinaire: les supérieurs des missionnaires pour les Lettres édifiantes des Jésuites en Chine, les ministres pour les missions de l’époque classique, l’épouse, puis un anonyme ami, dans le cas des lettres du Rhin pour Hugo, un «moraliste blasé» à qui Nerval, dans le Voyage en Orient , fournit «une série d’observations physiologiques». Le rôle principal dans le récit de voyage est ainsi tenu par un destinataire intermédiaire avec le public. C’est lui qu’il s’agit de conforter dans ses rêveries d’un ailleurs; il faut s’accommoder de ses modes intellectuelles. Marco Polo pourrait-il rendre son voyage crédible s’il ne décrivait le phénix? Le médecin et antiquaire Paul Lucas a vu au cours de son Voyage au Levant (1704-1719) la pierre du supplice de sainte Catherine encore tachée de sang. Chaque siècle trouve ainsi dans le récit de voyage confirmation de ce qu’il présume savoir. C’est qu’on ne peut voir que ce que l’on reconnaît: les Encyclopédistes établissent un programme de voyages dont les résultats doivent permettre de donner une base à une nouvelle science de l’homme déjà élaborée. Dans l’introduction de son Voyage en Hollande , Denis Diderot établit une méthode pour bien observer en voyage. Le plan de son livre n’évoque aucun parcours géographique, ne suit nul ordre chronologique, mais ordonne les parties d’un discours politique et social, associant l’individu et une question: l’habitant enseigne sur les mœurs, le savant et l’artiste sur l’éducation, l’homme d’État sur le gouvernement, le notable sur la noblesse, le négociant sur le commerce, etc. La référence à l’informateur a pour objet de donner crédit au jugement, le Voyage en Hollande ne modifie pas les pensées de Diderot, mais lui permet de les justifier. J. M. Degérando, en l’an VI, publie des Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages , qui, si elles n’innovent guère par rapport à ce que dès la seconde moitié du XVIe siècle faisait Jean de Léry dans son Voyage du Brésil , ont le mérite de faire un relevé exhaustif des problèmes.Au contraire de ces voyages philosophiques et politiques, les voyages du XIXe siècle se feront pour le plaisir. Dès 1820, Nodier, Taylor et Cailleux ont introduit la notion de «voyages pittoresques et romantiques»; mais ce ne sont déjà plus les monuments qui intéressent Nerval ; il veut, à la façon de Sterne, dont le Voyage sentimental sert de modèle à toute la génération romantique, ne retenir que le domaine des impressions. Le changement qui s’opère au début du XIXe siècle dans l’idée de ce que nous pouvons attendre du récit de voyage est bien marqué par Stendhal dans une lettre à V. de la Pelouze du 20 mars 1827: «L’auteur a passé dix ans en Italie; au lieu de décrire des tableaux ou des statues il décrit des mœurs, des habitudes morales, l’art d’aller à la chasse au bonheur en Italie.»La question de l’intertexteReprenant en charge les savoirs anciens pour les manipuler, le récit de voyage ne cherche pas à neutraliser les disparités de tons. Il utilise toute sorte de discours, mêle aux leçons de géographie, d’histoire, d’ethnologie, de linguistique, des rêves (timidement chez Chateaubriand, essentiellement chez Leiris), des légendes, des scènes romanesques. Parmi les nouvelles qu’Alexandre Dumas introduit dans ses Impressions de voyage en Suisse , l’une ferait une excellente «dramatique» («Les Eaux d’Aix», t. I, chap. XV), tout comme l’histoire de la reine de Saba est, dans l’intention de Nerval, le substitut d’un opéra. Le texte peut s’ouvrir à d’autres textes longuement cités, mais aussi à d’autres voix, par les rencontres dans les tavernes, le compagnonnage des diligences, des bâteaux, ces auberges des errants, où s’organisent de petites sociétés. Il suffit que, d’individus naguère rencontrés, on ait des nouvelles au cours de la narration et qu’au terme de l’œuvre tout le monde se retrouve au même lieu pour que le récit de voyage, devenu le lien entre une suite de nouvelles, évoque la forme du roman baroque, dont Jacques le Fataliste constituerait une variation. Un cas particulier de cette présence du livre dans le livre, qu’on trouve dans tout récit de voyage, est illustré par le fait que le voyageur est un personnage qui lit au moins son Baedeker. Pour «le représentant de commerce» dont Stendhal publie les Mémoires d’un touriste , «les Commentaires de César [sont] le seul livre qu’il faille prendre en voyageant en France»; à Alexandrie, Flaubert passe un après-midi à lire Une veuve inconsolable de Méry; quant à Gide au Congo, il reprend La Fontaine, Molière et, de Bossuet, le Traité de la concupiscence . Michel Leiris, dans L’Afrique fantôme , lit André Gide, mais c’est pour critiquer ses descriptions. Gide et Leiris se rejoignent pour admirer Au cœur des ténèbres de Conrad. Le récit de voyage est un genre littéraire qui appelle le collage. La poésie même peut se mêler à lui; tout comme l’opérette s’accompagne de «lyriques», le voyage de Chapelle et Bachaumont passe de la prose au rythme guilleret de l’octosyllabe. Le vers, dans le Voyage en Orient de Lamartine, est le lieu du murmure, de l’intimité douloureuse, quand la prose est celui du récit public. Dominé par la figure rhétorique de la variatio , le récit de voyage est toujours sous l’accusation de gratuité et de contingence. «Quel intérêt auras-tu trouvé dans ces lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage et à des légendes recueillies au hasard?», demande Nerval à son pseudo-correspondant, afin de légitimer, par le souci de l’art et du vrai, ce savant chaos: «Ce désordre même est le garant de ma sincérité» (Le Voyage en Orient ).Au problème du rapport établi par l’auteur entre les digressions s’en adjoint un autre, celui de la transition: comment faire que le texte ne soit pas la juxtaposition de scènes reliées sans nécessité par le seul fil du voyage? L’auteur a certes bien des outils à son service pour éviter la dispersion: le jeu des titres et des sous-titres donne ordre au texte, les interventions d’auteur rappellent l’enjeu du voyage, et la transposition des techniques du feuilleton (réapparition de personnages, suspense) anime le récit. Eugène Fromentin double d’une intrigue romanesque le récit de son séjour au Sahel.La question de l’enjeuCependant, c’est l’enjeu du voyage qui le fonde véritablement, en justifie les descriptions et fait de constructions hasardeuses des systèmes symboliques. La quête de richesse rend essentiels les renseignements précis sur la route de la soie. Plus tard, la volonté de savoir délimite les modes d’interrogation: la réflexion anthropologique des libertins du XVIIe siècle et des philosophes du XVIIIe puise, dans les récits de voyage, anecdotes et arguments. C’est un pèlerinage qu’entreprennent, à la façon des hommes du Moyen Âge, Chateaubriand et Lamartine: leurs descriptions de paysages sont explications de textes bibliques. «Je connais maintenant le secret des douleurs de Jérémie, j’ai vu les lieux où il a chanté», écrit Chateaubriand à Mme Pastoret le 11 mai 1807. Il faut attendre Stendhal pour que le voyage soit considéré comme un plaisir, comme une source de bonheur au même titre que la musique (Journal , 27 mars 1811). Du coup, l’errance, l’imprévu et l’improvisé l’emportent sur le but, la surprise sur l’intention. Car ce ne sont pas seulement les routes et les moyens de communication qui sont imposés, excluant certaines régions (comme la Sicile au XVIIIe siècle), mais aussi des modèles. Comme il y a des lieux de passage obligés (Constantinople, Athènes, Jérusalem), des lieux antagonistes (Genève et Rome), des visites inéluctables (Voltaire à Ferney, Haller à Berne quand se constitue au XVIIIe siècle la république des lettres), il existe des citations inévitables. Les voyageurs s’entreglosent: Chateaubriand conteste Volney, Lamartine se donne pour poète dans les lieux où Chateaubriand se voulait homme d’État, Nerval substitue à la visite de Jérusalem une descente aux enfers... «Nous mettons éternellement nos pas dans les pas de nos prédécesseurs immédiats, constate Maurice Barrès au cours du Voyage de Sparte . Les ombres de Byron et de Chateaubriand, que j’avais amenés à Paris, m’accompagnaient dans toutes mes dévotions.»L’enjeu du voyage, ce peuvent être des connaissances, mais ce peut être aussi la naissance du nouvel homme que l’on pressent vivre en soi. Ce n’est pas seulement pour éprouver la constance de leurs amants que les héroïnes leur imposent des épreuves, mais pour les métamorphoser en ceux que leur amour a décelés en eux: la présence de Nathalie de Noailles, retrouvée dans les jardins de l’Alhambra, est la récompense de Chateaubriand; Z. est espérée par Michel Leiris. «Le retour a pour moi la forme d’un seul visage sans lequel il y a beau temps qu’il n’aurait été pour moi question de rien – pas question, en tout cas, de retour après un tel départ...» (L’Afrique fantôme ). Revenir, c’est estimer conjurées la menace du suicide, l’impuissance d’aimer. En ce sens, les espoirs de Leiris dans L’Afrique fantôme sont ceux d’un chevalier médiéval: se défaire du vieil homme pour devenir digne de sa dame. Un voyage sans espoir serait errance sans fin pour qui doit repartir sans cesse, comme Ahasverus, en quête d’un irréductible ailleurs. Revenir, c’est toujours revenir d’entre les morts, humblement renaître au monde fugace de l’ici et du maintenant, en pleine acceptation du caractère transitoire de l’existence et de la pesanteur des corps.Tout voyage entraîne dans des zones obscures de soi, dont le narrateur pourra signaler l’opacité progressive par le moyen du langage. À mesure que le voyageur s’éloigne de son lieu de départ, qui, quelque insatisfaisant qu’il soit devenu, est cependant encore tenu pour le centre du monde, puisqu’il demeure le représentant d’une norme implicite par rapport à quoi se marquent, au moyen de l’étonnement, des écarts; à mesure que se déroule le voyage, ce ne sont plus seulement les habitudes sociales qui changent, mais le langage même et avec lui le découpage du monde, la répartition du temps avec ses correspondances secrètes. En Allemagne et à Vienne, Nerval promène son lecteur comme à Paris; mais déjà en Grèce un écart se creuse: le mot grec doit être traduit, car l’auteur n’est jamais assuré que sa connaissance soit suffisante; sa présence typographique constitue une étrangeté sur la page. Dès que le narrateur du Voyage en Orient parvient au Caire, il est dans un monde sémiologiquement obscur. Il lui faut un interprète qui ne lui traduit pas seulement le sens des mots, mais lui enseigne celui des gestes. «Un voyage s’inscrit simultanément dans l’espace, dans le temps et dans la hiérarchie sociale», faisait remarquer Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques .Le déplacement dans l’espace s’accompagne de l’idée d’une remontée des temps: Chateaubriand se figure les Grecs anciens à la vue des Indiens d’Amérique, comme Paul Claudel se promenant à Fribourg pensait être dans le décor des Maîtres chanteurs . Dans Boomerang de Michel Butor, ce sont nos ancêtres, jusqu’à ceux de l’âge du fer, qu’avec les aborigènes d’Australie nous allons rechercher, comme si, où qu’on aille, c’était toujours vers le royaume des mères que l’on se dirigeait. «Le voyageur philosophe qui navigue vers les extrémités de la terre traverse en effet la suite des âges; il voyage dans le passé», écrit J. M. Degérando dans ses Considérations sur les diverses méthodes ..., pour autant du moins que l’uniformité, que redoutait Victor Segalen, n’a pas gagné la planète et que l’exotisme demeure la marque d’une différence dans le temps. Si Michel Leiris voit dans le voyage en Afrique «un moyen symbolique d’arrêter la vieillesse en parcourant l’espace pour nier le temps...» (Prière d’insérer de 1934 à L’Afrique fantôme ), c’est que pour tout voyageur sillonner l’espace est une manière de dire la difficulté d’habiter le temps. Chateaubriand tisse son texte de similitudes et de reprises (l’histoire lui est réserve de coïncidences) afin de transformer la durée en roue de réincarnations. Un voyageur a toujours maille à partir avec le temps. Il couvre l’espace pour le supprimer, ou tend à pénétrer le royaume de l’éternel présent. Voyager et rêver sont le même. Il n’y a de vrais voyageurs que les lecteurs. Eux seuls sont plus occupés par le franchissement des temps que par le pittoresque des spectacles. «Les poètes voyagent, constatait Michaux en préfaçant l’anthologie de H. Parisot, mais l’aventure du voyage ne les possède pas.»Dans L’Âge d’homme , Michel Leiris donne pour résultat à son voyage en Afrique fantôme d’avoir «tué au moins un mythe: celui du voyage en tant que moyen d’évasion». C’est que le voyage est, pour Leiris, plus proche des anciens périples initiatiques que des enquêtes ethnologiques. Le 7 juillet, il évoque le thème légendaire du voyage pour le rattacher aux «traversées du ciel et descente aux enfers, à Œdipe tuant son père au cours d’un voyage lointain, à la révélation que l’initié reçoit toujours au loin»... Aussi ne peut-il que prendre ses distances à l’égard du récit de voyage «pour les bibliothèques de gare» ou «pour l’agence Cook». Le sien s’apparente au Voyage en Orient de Nerval.Passages obligésCe ne sont pas seulement des besoins collectifs et matériels – ceux des épices ou de la soie – qui déterminent, à une époque précise, la prédominance d’un certain type de voyage. Au Moyen Âge, le voyage de pèlerinage se change en croisade. À la Renaissance, ce n’est plus vers Jérusalem qu’il convient d’aller mais vers Rome, et dès lors se découvre l’Italie. Le voyage que fait Montaigne (1580-1581), pour prendre les eaux à Bagni di Lucca et faire accepter les Essais par les autorités religieuses, annonce celui de Stendhal entre Rome, Naples et Florence (1817): ce qu’ils notent, c’est plus ce qui relève du plaisir touristique que de la quête spirituelle. Les hommes du Nord, Turner ou Goethe, découvrent la lumière italienne comme Hypérion celle de la Grèce. L’Italie est pour Stendhal le pays où les orangers vivent en pleine terre, où le printemps est perpétuel: «La vieillesse morale est reculée pour moi de dix ans. J’ai senti la possibilité d’un nouveau bonheur» (Rome, Naples et Florence ). Stendhal, au passage du Saint-Bernard, a également le sentiment de franchir un seuil (le paysage alpin est une conquête récente de l’imaginaire; Horace Bénédicte de Saussure atteint le sommet du mont Blanc le 8 août 1786). Au passage du col, le jeune Beyle a appris ce qu’est la guerre; surtout, il découvre, en vaste panorama, la plaine de Milan et la ville du bonheur. Avec Stendhal s’accomplit ainsi le voyage commencé par Montaigne, poursuivi par le président De Brosses et narré dans ses Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740 . Il suffirait de prendre les guides de voyages en Italie de François Maximilien Masson (1702) et de Carl Baedeker (1860) pour suivre le glissement des indications sur les églises et les lieux de pèlerinage, à l’énumération des œuvres d’art choisies suivant l’esthétique qui prédomine au moment de l’écriture – ce qui va du Laocoon au guide – avant d’aboutir aux lieux idéaux contemporains que sont les plages et les restaurants.L’Italie fut le lieu de prédilection des voyages du XVIe au XVIIIe siècle; on y cherchait l’antique; au XVIIIe siècle, l’Angleterre fut le lieu où pouvait se vivre la démocratie; au début du XIXe siècle, la mode fut au Proche-Orient. L’Irlande fut appréciée au temps du romantisme, tant grâce au baron Eckstein qu’à Duvergier de Hauranne. Montalembert se rend dans le pays des saints et Michelet dans le monde celte, qu’il peut, à la façon de Hugo dans Han d’Islande , opposer à la puissance romaine. Au XXe siècle, dans sa première partie, le voyage en Amérique devint une obligation: tant Jean Cocteau que Simone de Beauvoir se sentirent obligés de nous faire savoir ce qu’ils pensaient d’un État qui, selon l’idée reçue, préfigurait notre Occident. Le voyage en Afrique, pour Fromentin et Gide, restait un plaisir; celui qui conduisait en Amérique devint un devoir intellectuel. Les antipodes, l’Australie ou Bornéo, ont eut très peu de succès, hormis dans la fiction de Jules Verne ou l’inventaire de Michel Butor. Enfin, après une certaine tentation orientale, au début du siècle, lisible chez Segalen et Claudel, mais aussi chez Michaux, l’Amérique du Sud est entrée dans notre paysage mental: malheureusement, ce ne sont plus les Antilles, décrites par le père Dutertre, ni les chutes du Niagara, évoquées par Chateaubriand, mais les Tristes Tropiques qui retiennent en 1955 Claude Lévi-Strauss. Le monde parcouru, la multiplication des voyages a effacé les différences.Tout se passe comme si nous construisions le lieu où nous vivons par comparaison avec d’autres paysages. Les récits de voyage nous servent ainsi à prendre conscience de nos particularités, si bien que pour habiter pleinement nos demeures nous devons avoir en mémoire un lieu imaginaire collectif. Mais lorsque, pour prendre congé de son lecteur, Claude Lévi-Strauss écrit: «Adieu sauvages! Adieu voyages!», cet adieu ne met pas seulement fin au voyage en Amérique du Sud et à Tristes Tropiques , mais à la notion même de récit de voyage. Le genre serait-il aujourd’hui autre chose qu’une survivance? S’il n’y a plus de différence, il n’y a plus de matière à récit. L’adieu de Lévi-Strauss confirme, après un demi-siècle, l’impression de Victor Segalen lors de son arrivée aux Marquises: comme il faut qu’il y ait différence de niveau d’énergie pour qu’il y ait mouvement, ce n’est qu’en ressaisissant ce que l’autre a d’irréductible à soi qu’on peut avoir idée de sa propre spécificité. La conformité générale est signe de mort. Reste donc, si on veut encore écrire un récit de voyage, à s’interroger sur ce qui le fonde. À la confrontation de soi et de l’autre, à la traversée de l’Afrique comme équivalence d’une psychanalytique descente aux enfers, il faut substituer un autre type de fantastique. Dans la série de récits de voyages intitulée Le Génie du lieu , Michel Butor s’est posé le problème du genre, repris presque innocemment dans le premier volume, et traité tout autrement dans Mobile et Boomerang . Ce ne sont plus les aventures d’un narrateur dont le timbre de la voix est effacé, dont les éléments biographiques ne sont plus des événements personnels mais des indices généraux, ce ne sont plus les aventures d’un narrateur-voyageur en Amérique ou en Australie qui constituent l’essentiel du récit, mais celles du lecteur qui poursuit le fil du texte de pages roses en pages bleues, de jours en nuits.2. La quête du paradisLe récit de voyage se double d’un récit de quête: celle d’un centre du monde qui mettrait justement fin au voyage, non pas dans la désolation de l’équivalence générale de tout, mais dans la plénitude que conférerait le sentiment d’être parvenu à l’omphalos. Qu’est-ce donc que ce verger oriental qui ne cesse de se reformer dans la mythologie occidentale à mesure que les limites du monde géographique se modifient?La villeLa première et fondamentale image du paradis, ce fut, certes, la Jérusalem céleste, dont les enluminures devaient nous entretenir. Mais la Jérusalem terrestre, qui est à son image, est fort décevante quand, au terme de longs voyages, les croisés y abordent. Il faut cependant que le paradis ait été terrestre. Et le bruit vient jusqu’à l’Occident d’un empire des essences où rien du réel périssable n’intervient pour troubler le code des signes et des cérémonies. Ce paradis, que les héros du Pèlerinage de Charlemagne n’avaient pas trouvé à Jérusalem, voici que Byzance le leur présentait. L’auteur du poème entretenait chez ses auditeurs l’idée qu’il y avait un lieu où les êtres étaient leurs paroles, où la vie se confondait avec son chant. Byzance était une ville à la fois imaginaire et vraie, dont le songe allait se poursuivre jusque dans la littérature décadente. Elle avait l’attrait de la forme pure et la solidité de la présence. Elle possédait un grand avantage sur le royaume du prêtre Jean: elle existait non pas en Inde, en Chine ou en Éthiopie, mais aux portes de l’Occident. Aussi est-ce dans une sorte de délire que les croisés de la IVe croisade s’emparèrent d’une ville qui «sur toute autre était souveraine». Mais il n’est pas possible de renoncer au rêve. Reste à reculer le lieu de paradis. Ce seront les sources du Nil, la capitale de la reine de Saba, à l’intérieur mystérieux de l’Afrique, Tombouctou, interdite aux Européens. En 1798, Vivant Denon parle avec un prince nubien de «cette fameuse ville dont l’existence est encore un problème en Europe», et apprend de lui que «ce pays s’appelait dans leur langue: le paradis».Les antipodesLe mythe de l’origine égyptienne de l’humanité sera essentiel dans les rêveries linguistiques du XVIIIe siècle: l’espoir des grammairiens est de retrouver une langue originelle, celle qu’Adam parla, antérieure au déluge et à la confusion de Babel. La passion linguistique se transforme en remontée du temps vers un illo tempore où les langues n’étaient pas plusieurs mais une seule. Ce rêve d’une alchimie du langage se déroule au moment où les voyageurs poursuivent à travers le monde une image plus réelle du paradis. Deux lieux géographiques particuliers vont jouer dans cette recherche un rôle primordial: les pôles d’abord, parce qu’ils sont protégés par les glaces et immobiles dans l’espace. Les voyageurs du XVIe siècle confirmeront les descriptions de géants qu’on peut lire dans l’Histoire du Pérou de Garcilaso de la Vega. L’édition de 1770 de l’Histoire d’un voyage aux isles malouines par Dom Pernety, le traducteur de la mythologie égyptienne en langage alchimique, est précédée d’une dissertation sur les géants Patagons, survivants d’une race humaine supérieure. L’autre lieu privilégié du globe, c’est l’antipode: région inversée et complémentaire, jouant dans la rêverie du XVIIIe siècle le rôle du monde non aristotélicien dans le nôtre. Ce que cherchent les voyageurs, c’est l’île au loin, la Désirade, où retrouver, au milieu des mers, le paradis-jardin, d’où ils reviendront accordés, oublieux du temps et négligents de la mort.Oh! TahitiSi, pour le capitaine Wallis qui la découvre le 9 juin 1767, elle est sans plus l’île du roi George, Tahiti devient pour Bougainville (Voyage autour du monde , 1771) la «nouvelle Cythère». Se reconstitue dans le Pacifique, pour les voyageurs, la constellation des îles grecques à l’aurore des temps, dans la lumière que leur prêtent les romans sur l’origine idyllique de l’humanité. La Grèce ancienne est ainsi retrouvée dans le Pacifique par Bougainville, comme elle le sera par Chateaubriand chez les Indiens.Philibert Commerson, médecin, botaniste et naturaliste, embarqué avec Bougainville, nomme plus précisément les éléments du mythe de Otahiti. D’abord, il aurait voulu que l’île portât le nom d’«Utopie que Thomas Morus avait donné à sa république idéale». Ce lieu heureux se caractérise par l’harmonie qui manque au monde occidental. Le Otahitien est en accord avec lui-même, avec autrui, avec la nature. Ce n’est pas un être séparé, jeté dans le monde, mais participant naturellement à la création. Il n’est pas jusqu’à sa langue, musicale et sans syntaxe, qui ne soit immédiatement intelligible. L’exemple de Otahiti pourrait servir de preuve à la théorie de la langue élaborée par Rousseau: la communication est totale quand elle parle la passion; elle se dégrade lorsque la langue se rationalise.Car pour Commerson, comme peu après pour Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville , l’opposition entre la vie en Occident et la vie dans les îles du Pacifique n’est pas celle d’un système à un autre système, mais d’un code à un non-code, d’une culture à une nature. Le code occidental n’est perçu que dans son incohérence; de ce fait, l’univers indigène n’est pas défini comme système autonome. N’est retenu que ce qui est en opposition avec les habitudes occidentales: à la loi civile est opposée une «loi naturelle, à l’homme naturel, l’homme artificiel». L’Occident étant le lieu du refoulement et de la répression, la société paradisiaque sera celle de la liberté, tout d’abord sexuelle. «La corruption de nos mœurs nous a fait trouver du mal dans une action dans laquelle ces gens, avec raison, ne trouvent que du bien», écrit Charles-Félix-Pierre Fesche, embarqué comme volontaire sur La Boudeuse . Elle sera aussi une société exempte de «l’anathème général, qui porte que l’homme gagnera son pain à la sueur de son front» (Cook, Voyage autour du monde , traductions françaises: 1er voyage 1774; 2e voyage 1778; 3e voyage 1785). L’accord de l’être avec lui-même s’exprime par la santé du corps, comme l’harmonie du visage reflète la beauté idéale platonicienne. Ce qu’apportent les Blancs dans cet univers d’innocence, ce sont les manifestations du péché: l’alcoolisme, les maladies vénériennes, le goût de la possession. Leur arrivée se marque symboliquement par un meurtre. Si l’on admet que les indigènes sont plus heureux que nous, il nous faut reconnaître que «nous avons perdu du côté de la félicité en perfectionnant notre nature, en augmentant nos connaissances et en étendant nos vues» (Cook). Il n’y a plus très longtemps pour parvenir aux Immémoriaux de Victor Segalen, ou aux Tristes Tropiques de Lévi-Strauss.Au mythe du paradis perdu s’associe naturellement l’espoir d’un paradis futur. Si le rêve des antipodes correspond à une dévaluation quelque peu manichéenne du monde présent, la recherche du passé sert à rendre sa vigueur au présent, et l’espoir d’un futur fait du présent une promesse. L’un illumine l’autre ou, déjà, le présage. Le paradis figurera dans les utopies: les îles fondamentales ne seront plus celles que croisent les voyageurs mais celles dont rêve Restif dans La Découverte australe par un homme volant, ou le Dédale français (1781).3. Le voyage dans les lettresRêver sur le livreToute narration d’un voyage réel recouvre ainsi le récit d’un voyage imaginaire. L’Odyssée est le modèle d’une quête racontée dans les termes d’une navigation. Sur ce modèle s’établirent les grands romans de Rabelais lançant Panurge à la recherche de la Dive Bouteille, de Jarry inventant pour le docteur Faustroll un original moyen de locomotion. Le voyage maritime a l’avantage d’associer à la traversée d’un espace vain, mais dangereux, l’océan, la découverte et l’exploration d’îles qui sont autant d’étapes symboliques dans l’accomplissement du voyageur: ainsi saint Brendan au cours du voyage, dont la relation est du XIIe siècle, part-il du château du diable vers le paradis, et passe par l’île des brebis, l’île des oiseaux, le pavillon d’or. Les utopies de Foigny à Cabet se donneront sous la forme de voyages et de découvertes de pays conformes à leurs vœux sociaux. Sade n’agit pas autrement lorsque, dans Aline et Valcour , il permet à son héros Sainville d’échapper au royaume despotique de Batua pour, voguant comme Cook vers Tahiti, aborder à Tamoé, dont le souverain Zamé a fait un paradis social.Le récit de voyage oscille longtemps du compte rendu de faits à la rêverie éveillée. Une histoire des voyages imaginaires serait à faire pour suivre la façon dont les économies, les idéologies se transforment en narration. De plus, dès lors que le monde apparaît fini, que les voyages du XIXe siècle ont mis fin à l’espoir de trouver le paradis sur cette terre, il ne reste plus qu’à projeter hors du système solaire le rêve tenace d’une fin de l’histoire: la science-fiction prendra le relais des voyages imaginaires en décrivant des villes qui répondent au rêve humain, sans cependant édifier de demeure parfaite pour des corps astraux. Car tout se passe comme si le cosmos ne pouvait contenir un fragment achevé, soustrait au temps, comme s’il était lui-même tout entaché du défaut d’exister, comme si, de la découverte par Galilée que la lune est une terre cendreuse, bosselée, datait la fin de l’espoir qu’un astre fût de cristal. Et l’on voit dans la peinture du XVIIe siècle la lune, sur quoi repose la Vierge, passer du pur état de diamant incorruptible, et parfait en la grâce mathématique de ses lignes, à l’état, plus émouvant peut-être, de terre perdue, imparfaite, esseulée, en proie au temps. Faute d’explorer ou de découvrir, on voyage avec le livre. Les enfants connaissent le monde par les aventures extraordinaires que leur conte Jules Verne. Peu à peu le livre cesse de les instruire pour les faire rêver. Non seulement les enfants mais les écrivains se sont nourris de ces évocations de pays lointains. Ainsi, lorsqu’on lit le récit d’un voyage réel, on fait un voyage imaginaire; j’aimerais prendre pour exemple les compilations peu connues d’Édouard Charton qui jouèrent le rôle de «générateur» de textes au XIXe siècle. En 1885, ce rédacteur en chef du Bulletin de la société pour l’instruction élémentaire publie quatre volumes consacrés aux Voyageurs anciens et modernes ou Choix des relations de voyages les plus intéressantes et les plus instructives . Citons quelques noms d’auteurs retenus: Hannon, Ctésias, Pythéas, Néarque, Fa-Hian, Cosmas Indicopleustes, Arculphe, Benjamin de Tudèle (à qui doit tant Chateaubriand), Jean du Plan de Carpin... Ce recueil de textes a été publié à Paris, «aux bureaux du Magasin pittoresque ». Indispensable parce qu’il y a peu d’ouvrages qui fassent tant rêver, l’ouvrage véhicule, sans vergogne ni humour, une idéologie aujourd’hui qualifiée de petite-bourgeoise. Dans ce premier numéro du Magasin pittoresque «orné de gravures sur bois d’une exécution remarquable» figure une évocation du Pausilippe. Mais, davantage que cette évocation diffuse de Myrtho , est importante une description du tombeau de Henri de Montmorency à Moulins. Jean Richer dans Nerval, expérience et création (Hachette, Paris, 1970) le met en rapport avec le poème Artémis . «Même si Nerval n’est pas allé à Moulins, il a pu voir des reproductions de ce mausolée célèbre.» D’autres écrits du même numéro: «La Grotte basaltique de l’île de Staffa en Écosse», «L’Arbre à pains», «La Chaussée des géants», «Sur la descente dans les mines», etc., annoncent, par les textes et les dessins, certains des «voyages extraordinaires» de Jules Verne. Mais Verne ne fut pas le seul à lire Charton: Eugène Roberto, dans un «Cahier canadien Claudel» de 1956, a montré que Tête d’or doit beaucoup au Tour du monde .Rêver dans le livreLes grands voyageurs sont aussi immobiles que l’enfant «amoureux de cartes et d’estampes». C’est le livre lui-même qui va constituer le territoire du voyage, par sa couleur, son déploiement, comme La Prose du Transsibérien de Cendrars, ou Boomerang de Butor. Le livre illustré, qu’il s’agisse d’un manuscrit médiéval ou d’un poème, est d’abord un paysage typographique où circule le lecteur. Si bien que la lecture s’apparente au voyage tout comme l’écriture, qui est progression en territoires inconnus. Le meilleur exemple d’un livre se proposant comme espace de voyage est probablement L’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux que Charles Nodier publie en 1830. L’influence du Tristam Shandy de Sterne y est nette: non seulement les pages sont des espaces blancs ou noirs, mais les mots sont des monuments, les lettres ont leurs figures comme dans les abécédaires. Le lecteur glisse le long des énumérations, saute d’une opposition à l’autre, habite le seul château qu’il puisse connaître et qui est le livre.Le récit de voyage romanesque est l’illustration du voyage réel que l’auteur a réalisé par les mots, les liant, les tissant, et que le lecteur a effectué par son travail, s’arrêtant à des seuils, franchissant les lieux de résistance, recomposant des paysages à partir d’éléments autrement disposés: Raymond Roussel aimait lire Jules Verne non en suivant le fil du récit, mais celui des mots producteurs.Puisqu’il faut se résoudre à ne plus trouver trace du paradis sur cette terre, il faut s’obstiner à transmuter l’univers entier en «nouveau monde amoureux». Tel est l’objet de la littérature: la transformation de la société, de notre rapport au monde et aux autres, par la modification de notre façon de l’imaginer. Aussi la notion de «récit de voyage» doit-elle être retenue dans un sens plus étendu que son usuelle acception. La littérature n’est jamais que «récit de voyage»: elle consiste à explorer les possibilités de narration, à faire jouer les formes de représentation, à saisir dans un même mouvement le lieu où l’on est et ses antipodes.
Encyclopédie Universelle. 2012.